Le plaisir déchiré, fondement du traumatisme de l’enfance
Depuis quarante ans que nous accompagnons des personnes à découvrir leurs traumatismes, c’est-à-dire les quatre instants décisifs* qui ont définitivement teinté leur personnalité entre la naissance et l’adolescence, nous nous émerveillons encore de tout l’amour contenu dans le cœur des enfants et des adolescents que les analysé(e)s retrouvent. Quel amour et quel manque d’amour à la fois leur a t-il fallu pour traverser ces quatre événements majeurs auxquels la psychanalyse corporelle apporte sens et miséricorde.
En naissant, dans 100% des revécus, les psychanalysés ressentent un immense sentiment d’injustice au contact de l’amour si imparfait des humains. Le bébé comblé pendant les 9 mois de la grossesse se trouve totalement désespéré lorsqu’il découvre que les hommes sont imparfaits et qu’ils ne se supportent pas ainsi. A cet instant, il se sent profondément mal aimé et il n’aura de cesse, toute sa vie, de rechercher son amour perdu. C’est habité de cette quête profonde qu’il vivra plus tard chacun de ses traumatismes.
Comment cela se joue-t-il dans l’enfance ?
Le traumatisme de l’enfance, appelé traumatisme de l’ambiguïté sexuelle, a lieu généralement entre 5 et 8 ans. L’enfant va découvrir dans les yeux d’un adulte quelque chose d’incroyable : le plaisir mêlé à la honte. Avant le traumatisme, il est incapable de ressentir ce curieux mélange. C’est un géant de sensualité qui goute les sensations sans aucune connotation sexuelle ni de honte.
C’est en allant chercher l’exclusivité de l’amour d’un adulte poussé par le manque de cet amour initial perdu, qu’il se confronte à cette découverte. Comme dans les autres traumatismes, l’intériorité de l’enfant va être violemment déchirée entre 2 réalités contradictoires. Ici il s’agit du plaisir et de la honte, forces antagonistes d’égale intensité. Dans cet immense conflit intérieur, l’enfant devra choisir, pour sauver son équilibre, une seule version du monde en renonçant à l’autre. C’est alors dans un paroxysme de douleur qu’il va s’amputer d’une part de sa sensibilité. Cette première expérience de nature plus ou moins sexuelle va le faire renoncer à une partie de lui-même.
À cette occasion, il se confrontera aux interdits, ce qui structurera sa personnalité. Dorénavant le plaisir sera adapté aux normes, aux limites qu’il aura perçues.
Abus dans le traumatisme de l’enfance
La Psychanalyse corporelle nous a permis de découvrir combien l’enfant perçoit les souffrances du couple de ses parents souvent liées à leur sexualité. A sa quête d’amour, s’ajoute alors la perception d’une douleur qu’il pense pouvoir régler, en intervenant directement sur ces adultes en souffrance. Cela s’accompagne, dans le traumatisme de l’enfance, d’un sentiment de pouvoir de l’enfant sur l’adulte.
Parmi les nombreux traumatismes retrouvés, la notion d’abus est présente** qu’il s’agisse d’abus avéré, symbolique ou d’une maladresse. Grâce à la profondeur du revécu corporel, le psychanalysé est en mesure de découvrir ce qu’il s’est réellement passé. Cela est d’autant plus capital qu’à un certain niveau de revécu les psychanalysés ont souvent le sentiment d’avoir subis des violences sexuelles alors que parfois un simple regard a suffi pour que le traumatisme ait lieu. La perception de la réalité est totalement subjective.
Le témoignage de Joëlle qui suit, revécu d’un traumatisme de l’enfance en psychanalyse corporelle, nous donne à percevoir toute l’intériorité de l’enfant. Il nous permet aussi de comprendre la profondeur de la réconciliation vécue par la psychanalysée. Sa vie de femme est totalement ré éclairée par la découverte de son traumatisme de l’enfance.
L’histoire d’une petite fille comme tant d’autres
Joëlle vit seule avec sa maman au dixième étage d’un grand immeuble. Son papa est parti à l’étranger rejoindre sa nouvelle compagne. Le chagrin d’amour de sa maman ternit l’atmosphère de la maison et la petite fille de 7 ans se sent elle-même perdue tant son papa lui manque.
Heureusement au même étage, vit une famille vivante et joyeuse. Christine et Paul reçoivent avec plaisir Joëlle, qui a le même âge que leur aîné, Eric. Joëlle vient tous les jours rejoindre son ami. Elle est heureuse de se sentir faire partie de cette famille. Elle aime le papa par-dessus tout. Attirer son attention, lui faire les yeux doux, le taquiner, la comble de bonheur.
Un jour qu’elle joue dehors avec son ami Eric, elle se blesse le genou en tombant de sa trottinette. Elle laisse son copain de jeu et monte alors à l’étage pour mettre un sparadrap. Paul est là, il est tout seul, sa femme est partie en visite. Elle est si heureuse de l’avoir un moment rien qu’à elle. Paul l’emmène à la salle de bain. Elle pose son pied sur le bidet pour qu’il puisse soigner son genou. Sa jupe est courte et apparaît sa culotte blanche. Dans cette position elle sent qu’elle attire son attention et elle aime cela ! Elle est une princesse dans le regard de cet homme.
C’est à ce moment-là qu’il devient fou, il commence à lui caresser la jambe et à remonter sa main jusqu’à sa culotte. Au début, la petite fille se laisse faire et prend plaisir à ses caresses jusqu’au moment où tout bascule et qu’elle se retrouve à terre sous le poids de cet homme. Elle ne comprend plus rien : pourquoi cet homme qui l’aime tant lui fait mal ? Elle crie pour qu’il arrête ! Les yeux de Paul ne sont plus aimants, ils sont remplacés par des yeux de bête sauvage. Elle ne peut rien contre lui, c’est tellement douloureux qu’elle se coupe de son corps pour ne plus rien sentir et se laisse complètement faire comme une poupée de tissu.
A la fin, alors qu’il est debout et elle assise complètement abîmée, elle lève les yeux vers lui. Il la regarde et il a tellement honte de lui, en la voyant. Elle sait alors qu’il ne pourra plus jamais la regarder autrement que comme un objet de HONTE. Elle voudrait le persuader que ce n’est pas grave, qu’elle l’aime quand même, qu’elle pourrait tout lui pardonner dès le moment qu’il cesse de la regarder ainsi. Rien n’y fait, son regard la salit, elle devient une chose abjecte.
Et c’est le moment le plus douloureux car en cet instant, elle perd son innocence, sa capacité à séduire, son droit au plaisir. Son corps se raidit jusqu’à former une carapace.
Joëlle, adulte, retrouve en psychanalyse corporelle ce moment où petite fille elle perd tout. Elle est alors bouleversée de voir défiler sa vie de femme, ses difficultés à faire confiance à un homme, ses premiers rendez-vous amoureux où une peur panique l’envahissait rien qu’à l’idée de la rencontre, son impossibilité à s’abandonner au plaisir dans les bras de son mari alors que seule, ça ne lui pose pas de problèmes, jusqu’à la manière de s’habiller pour ne surtout pas attirer, séduire. Et en même temps de l’importance d’être « belle » pour camoufler cette saleté qui l’imprègne dont elle ne sait pas se démettre. Les jugements habituels sur ses défaillances disparaissent alors pour faire place à une tendresse infinie pour la femme d’aujourd’hui et pour la petite fille de l’époque qui n’a pas pu faire autrement.
Ensuite, elle est émue d’entrer dans le monde de Paul : de voir l’enfance de cet homme, orphelin accueilli dans une famille de fermier, utilisé pour les travaux agricoles la journée et les jeux sexuels, la nuit.
Ce jour-là dans la salle de bain, il n’a pas pu faire autrement, ses démons se sont réveillés et à travers son corps à elle, il a eu besoin de se venger de tout le mal qu’on lui avait fait, en faisant subir à une petite fille le martyre de son enfance, pour enfin avoir le dessus et récupérer sa puissance d’homme. Par cet acte horrible, il fait d’elle sa complice de douleur, elle souffre comme il a souffert, il n’est plus seul.
Après avoir tout revécu de cette scène traumatique de l’enfance, Joëlle tend les mains vers le ciel et adresse à cet homme une parole « Je te pardonne, je t’aime ».
*La psychanalyse corporelle a identifié quatre traumatismes par lesquels nous passons tous, un traumatisme à la naissance, fondateur de notre personnalité, et trois traumatismes la structurant : un dans la petite enfance, dans l’enfance et dans l’adolescence.
** Sur 216 cas étudiés, 75% révèlent un abus sexuel répartis sur les quatre traumatismes comme suit : 1% à la naissance, 18% dans le traumatisme de la petite enfance, 65% dans le traumatisme de l’enfance et 13% dans le traumatisme de l’adolescence.
Auteur : Matteuzzi Séverine & Regnault Sylvie
Date de publication : Janvier-Février-Mars 2022
MAGAZINE REFLET N°42
Références bibliographiques :
Extrait de Ni bourreau, Ni Victime Le secret de l’ambiguïté sexuelle Jean-Claude Winkel Psychanalyste Corporel.
Laisse Parler ton corps, Bernard Montaud